Gagnant du prix Goncourt 2006, ce livre a beaucoup fait parler de lui. En bref, il s’agit de la description de l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre Mondiale du point de vue d’un nazi. La presse a beaucoup parlé de ce phénomène littéraire et j’ai moi-même été séduit par les quelques critiques que j’ai lues.

On suit le Dr Maximilien Aue, jeune juriste Allemand, qui a été recruté par la SS. Son parcours le fait voyager dans toute l’Europe en guerre, en bonne partie sur le front de l’Est. Le récit commence en Ukraine où ont lieu les premières actions contre les Juifs et où le lecteur se familiarise avec l’appareil nazi et ses relations avec l’armée allemande. Nous allons par la suite dans le Caucase, où l’armée allemande tente de se rapprocher de la Russie. La question de la population juive de cette région s’avérera beaucoup plus complexe qu’en Europe Orientale. Le narrateur nous emmène après dans l’enfer de Stalingrad, véritable tournant de la guerre pour l’Allemagne nazie. Le Dr Aue en ressortira blessé et décoré pour se voir confier un poste administratif à Berlin au sein de l’équipe d’Himmler. Son rôle est de superviser les relations entre les camps de concentration et les entreprises allemandes à la recherche de main d’œuvre pour poursuivre l’effort de guerre. Dans la dernière partie du roman, on assiste à la chute de Berlin au fur et à mesure des bombardements anglais et de l’avancée inexorable des troupes russes.
Les Bienveillantes est tout simplement un livre brillant en tout point. Ça fait longtemps que je n’ai pas lu un roman avec un tel niveau de langue française. Le récit est également d’une grande qualité. Malgré la longueur du roman (900 pages), je ne l’ai pas trouvé ennuyeux. Il s’agit là d’une œuvre littéraire qui se lit très bien. Les Bienveillantes était en lice pour le prix Goncourt avec le dernier roman de Michel Houellebecq. Je n’ai pas lu celui-ci mais s’il est dans la même veine que ses ouvrages précédents (Extension du domaine de la lutte, plate-forme et les particules élémentaires, que j’ai tous beaucoup aimés), c’est certain qu’il ne tenait pas la route face à une telle compétition. Houellebecq est un très bon auteur mais, avec ce livre, Jonathan Littell place la barre très haut. Ne serait-ce que pour toute la recherche effectuée sur les faits historiques de la Seconde Guerre Mondiale. Si le narrateur et ses proches sont fictionnels, les personnages de l’armée allemande tel Paulus ainsi que les pontes de l’organisation nazie comme Himmler, Goebbels ou Speer et d’autres tristes personnages comme Eichmann sont eux bels et bien réels. Ce n’est d’ailleurs pas facile au départ de se repérer dans les grades militaires et SS que l’auteur a choisi de garder en allemand. Mais au fur et à mesure du récit, on se familiarise avec tout ça. Les Bienveillantes démonte l’appareil nazi et ses jeux de pouvoir. Le lecteur vit de l’intérieur avec le narrateur la confiscation du pouvoir par un parti qui veut tout contrôler. Au niveau de la qualité des recherches, j’ai particulièrement apprécié le passage où le narrateur discute avec un spécialiste de la linguistique dans le Caucase. Là encore le travail de recherche et de documentation a dû être énorme.
On peut bien sûr avoir des réticences à s’attaquer à ce morceau. Les 100 premières pages sont les plus difficiles à lire tant les descriptions des exécutions des Juifs puis de leur génocide sont explicites. Paradoxalement, ce sont les pages les plus dures à digérer mais ce ne sont pas les pires. Le narrateur est dans sa carrière amener à gérer certains aspects logistiques de la solution finale et alors que les descriptions sont moins crues, l’horreur est à son comble avec la systématisation et la rationalisation des l’extermination des Juifs avec le transport ferroviaire et les camps de concentration.
Le narrateur est d’ailleurs un individu terriblement normal. Il n’est pas particulièrement mauvais, c’est encore moins quelqu’un de bien. C’est une personne avec ses défauts (ils sont nombreux) et ses qualités (il en a). Ce nazi-là ne correspond pas à l’image du salaud qu’on voudrait bien avoir en tête pour expliquer l’inexplicable.
Si j’osais y aller d’une analyse littéraire, je dirais que les Bienveillantes est le roman du corps : le corps malade, le corps blessé, le corps qui désire, le corps qui jouit, le corps en santé, le corps en décomposition, le corps affaibli, le corps ivre. C’est le corps qu’on retrouve en filigrane dans tout le roman. L’esprit lui-même est soumis au corps. Ainsi l’esprit du narrateur est clair quand son corps est en forme mais dès que ce dernier commence à éprouver des difficultés dues à la fatigue ou à des blessures, la tête ne fonctionne plus aussi bien. Les exégètes de Littell ne manqueront pas d’y trouver leur compte.
Je n’ai trouvé que deux choses que je n’ai pas aimé dans ce livre : les épisodes de délire du narrateur à Stalingrad et dans la maison de sa sœur. Pour moi, ça ne cadre pas avec le reste qui est bassement terre-à-terre.
A noter l’épisode étonnant de la rencontre avec Adolf Hitler vers la fin du roman dont le narrateur s’étonne qu’il ne soit pas rapporté dans les livres d’histoire. Je n’en dis pas plus : à vous les Bienveillantes !
Ma note : 5/5.
Je vous renvoie ici à l’analyse du roman faite par Pierre Foglia, le chroniqueur de la Presse. Comme lui, j’ai été frappé par cette phrase du livre qui résume tout :
On a beaucoup parlé après la guerre de l’inhumain. Mais l’inhumain, excusez-moi, cela n’existe pas. Il n’y a que de l’humain et encore de l’humain.